Abstract

L’État de droit postmoderne exprime certes la souveraineté du peuple mais en tant qu’elle garantit la dignité de la personne. Une remise en cause de cette dignité suffirait à entraîner une crise de légitimité de l’ordre juridique tant l’humanité (le fait d’être humain) se confond aujourd’hui avec la “ dignité ” par laquelle “ la personne ” se définit.

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De la légitimité des lois à la souveraineté du peuple: existentialisme des Anciens et personnalisme des Modernes

Stamatios Tzitzis

Table des matière: 1. De l’héritage à la propriété. – 2. Immédiateté et avenir. – 3. La mémoire. – 4. Objectivité et subjectivité. – 5. Épilégomènes.

À la naissance de l’État moderne, il y a la volonté individuelle. À la base de la cité grecque – la  polis  – il y a l’esthétique du cosmos, c’est-à-dire l’observation et la méditation de l’univers. Les Hellènes conçoivent le fonctionnement de la cité par analogie aux lois de l’univers dont l’harmonie leur inspire la conception de la justice, idée maîtresse pour la formation de l’esprit des citoyens et le rayonnement de la cité.

L’histoire de la  polis  va de pair avec celle de la nature, celle de l’État moderne avec l’histoire de la culture. La  polis  participe de l’histoire naturelle ; elle se perd dans les mouvements de l’Être. Elle surgit de ses cycles et n’est jamais ainsi que le résultat d’une des métamorphoses de l’Être. Le citoyen grec, le  politès , est lui-même l’enfant de la vie de sa cité, de sorte que la nature grecque embrasse toute la culture et toute l’histoire de la  s . À l’inverse, le citoyen moderne crée l’histoire de l’État. En effet, pour les Modernes, la nature représente – du point de vue de la philosophie politique – un état anhistorique a-culturel et anarchique.

La mémoire de la cité antique se perd, elle, dans les origines de la cité, celle de l’État moderne commence avec le pacte[1], qui manifeste la volonté des individus de changer l’état de nature en état de culture. C’est ainsi que l’individu se mue en citoyen. Au contraire, le  politès  ne connaît guère la scission de l’homme en être-sans-loi (donc sans culture) d’une part et en citoyen (sujet d’un ordre juridiquement organisé) d’autre part.

La physis possède une raison, le  logos[2] et un esprit légiférant, le  noûs. A priori, droit et loi existent donc naturellement. L’homme grec, dès sa naissance, est  politès. Il est dans l’Être, la  physis, et participe à ce titre de la culture et de l’histoire naturelles de sa cité. Car le monde où il est né est politiquement organisé, ce qui veut dire qu’il possède des institutions socio-juridiques qui régissent les rapports avec les autres (synallagmata). Les  thémistes  caractérisent la cité grecque. À la base de la légitimité de la cité se trouvent les lois[3]. Et l’idée de liberté politique tire son sens de ces lois[4]. Ce qui distingue les Grecs des Barbares est cette liberté qui vient des  thémistes [5]. Dans l’idée d’organisation juridique, on retrouve – réunies en une heureuse symbiose – la nature, l’histoire et la culture. En revanche, l’État moderne fabrique ses lois comme il fabrique ses citoyens : entre l’homme et l’État, il existe une relation de réciprocité cyclique. L’homme fait l’État qui le transforme en retour en citoyen (i.e. en sujet de droits et de devoirs). Mais le citoyen réaménage lui-même l’État, et l’État façonne le citoyen. Qui plus est, pour la modernité, la culture écrit l’histoire lorsque la volonté entend passer du chaos apolitique à l’ordre des institutions étatiques.

Au terme de ces premiers rapprochements, on peut comprendre que les crises de l’ordre politique proviennent, chez les Hellènes, du politeuma , c’est-à-dire de l’administration publique[6] ou bien de la participation aux affaires de l’État[7]. La crise concernerait plus la  politeia , la constitution, le droit de cité, donc le droit objectif de la cité que l’atteinte de l’homme dans ses qualités de personne comme le veut la postmodernité. Certes, le citoyen grec en est personnellement affecté, mais du fait seulement qu’il participe aux affaires de la cité. Mais dans le monde d’aujourd’hui, les crises sont avant tout humanitaires[8]. Celles-ci débordent les frontières des États particuliers, elles affectent et émeuvent l’humanité tout entière.

Si le monde ancien connaît des crises, ce sont des crises de l’Être même ou celui de la cité à laquelle est subordonné le citoyen comme membre d’une communauté politique spécifique. En revanche, dans un État moderne ou contemporain, une crise humanitaire mine les fondements des ordres national et international.

En effet, l’homme ancien apparaît toujours – dans son statut ontologique – comme membre de sa  polis  ; l’homme moderne est essentiellement une personne tirant sa substance d’elle-même. Si le cosmopolitisme dépasse les frontières des cités, il n’en demeure pas moins tributaire des racines et de l’histoire de la  polis . L’homme grec est  cosmopolitès  tout en étant le  politès  de sa cité[9]. Le cosmopolitisme montre l’ouverture de l’Hellène à l’égard du Barbare et témoigne de son effort pour le traiter comme un égal. Au nom de la  sympathéia [10] qui est inscrite dans l’ordre des choses, l’esprit hellénique cherche à acquérir une dimension universelle, en démontrant que sa spiritualité s’étend à tous[11], sans vouloir pourtant effacer les spécificités de chacun. Ainsi l’autre, pour les Hellènes, n’est-il pas une personne, mais une présence, un être apparaissant dans le monde. En revanche, pour l’homme moderne, l’autre est celui qui a la même structure biologique que moi et dont la dignité me lie ontologiquement et existentiellement à lui. Son histoire propre s’efface devant sa qualité de personne. Car sa dignité existe indépendamment de tout jugement de valeur et de toute spécificité existentielle[12]. En ce sens, l’autre, quoique différent, m’est semblable.

Existentialisme ancien et personnalisme moderne se distinguent ainsi très nettement. Or, leurs différences ont des conséquences importantes sur l’ordre politique en général et la légitimité ainsi que sur la souveraineté de l’État en particulier.

1. De l’héritage à la propriété
Nature, culture et histoire composent le triptyque sur lequel l’Hellène bâtit sa cosmothéorie (la Weltanschauung ). Ce qui fait la légitimité de la  politeia , c’est son passé, donc ses traditions, ses coutumes, ses lois, l’héritage de ses Anciens, les Sages qui ont légué des institutions savantes et surtout une législation ayant pour rôle de permettre à la cité de s’épanouir. Les Hellènes s’enorgueillissent de leurs lois d’antan, les  palaioi nomoi [13] : c’est là un des traits fondamentaux de l’hellénisme et une des sources de son prestige à ses propres yeux.

Il s’agit des règles qui, d’un côté, traduisent les impératifs de la nature et qui, de l’autre, actualisent la culture. Ces règles marquent l’histoire de la cité ; car, en inspirant à l’homme des idéaux de la cité, elles l’identifient comme  kalos kagathos politès  (le citoyen vertueux). Elles n’épuisent donc pas le droit, en tant qu’il définit ce qui est juste, mais dégagent les perspectives permettant de découvrir ce droit juste par le truchement de la dialectique entendue ici comme art de l’analyse et du raisonnement. Ces règles éclairent les opinions des Sages pour en faire des  gnômai dikaiôatai , à savoir des énoncés d’un droit équitable. Ces règles qui sont censées être conformes à l’esprit légiférant de la nature, donc à son  noûs [14], visent à maintenir l’équilibre dans les échanges ( synallagmata ). Elles obéissent aux exigences du  logos  naturel qui assurent l’harmonie dans les choses.

Ces lois se transmettent aux nouvelles générations[15] et constituent une véritable  paideia (formation du caractère et éducation de l’esprit)  ; car, outre leur demande d’être obéies, elles requièrent une réflexion sur la formation de l’esprit du  politès, esprit en quête de mesure dans chacune de ses activités. Si elles visent le comportement de l’homme, c’est par le biais de la  phronèsis , c’est-à-dire de la prudence qui préside au choix de ce qu’il est le plus convenable de faire dans une situation particulière. Elles représentent plutôt un moyen d’accroître le prestige de la  politeia .

Platon avance qu’il s’agit des préceptes qui doivent être à la base de la législation écrite de la cité et sont, donc, censés guider le législateur aussi bien que le juge, à la manière du compas guidant le navigateur. C’est que le législateur doit trouver le bon droit comme le navigateur doit rechercher la bonne route. Car le  dikaion  se trouve dans les rapports sociaux ( synallagmata ). Il est dégagé de leur coexistence équilibrée : pas plus que le  dikaïon  ne se crée, il ne s’invente, c’est la chose juste, le  justum .

La cité tire donc sa légitimité de ses  nomoi  traditionnelles[16], et sa souveraineté est celle du droit qui traduit ces nomoi . Car toute atteinte à ces dernières constitue à la fois une atteinte à ce qui est selon le droit écrit, le droit non écrit mais légitimé par l’usage et ce qui est conforme à la piété. La violation des  palaioi nomoi  constitue alors une atteinte aux trois piliers de la légitimité de la cité. Pour le citoyen grec, l’obéissance à la loi signifie cependant plus que la conformité de son comportement à la volonté étatique[17]. Celle-ci traduit la légitimité du pouvoir de la cité sur l’individu en tant qu’il est un ses membres actifs[18].

En effet, le  politès  ne saurait faire prévaloir sa singularité au sein de la cité comme le fait le citoyen moderne au titre de sa personnalité. Le  politès  exprime l’esprit collectif[19] de la cité ; et, s’il se distingue, c’est seulement à raison de ses éventuels exploits au service de la cité[20]. Il se situe dans un espace qui est préparé par l’Être et non pas créé par la volonté des hommes.

Le citoyen grec est en immédiateté[21] avec sa cité, et, par là, avec l’Être dans une relation[22] que l’esprit moderne a du mal à ressaisir. C’est dans l’Être, la “ physis ”, qu’il recherche la légitimité de sa cité. Et il ne peut s’y affirmer que comme avocat de la mesure ( métron )[23]. C’est pourquoi l’homme est dans l’Être en une position de  pathos  (passion-souffrance). Dans toutes ses activités, il doit chercher la mesure quand bien même il aurait du mal à la déterminer[24]. Au-dessus de sa tête, la  Dikè , i.e. la justice rétributive, le surveille pour punir toute éventuelle hybris (démesure). L’existence grecque s’accomplit dans le pathétique : la  catharsis [25], le dénouement, se faisant très souvent au prix de la souffrance ( pathos )[26].

Immédiateté et pathétique s’expriment à travers l’ agôn , c’est-à-dire les épreuves et les combats de la vie – la lutte existentielle – du citoyen de se légitimer par rapport à la légitimité de la cité. C’est comme homme modéré (qui pratique la mesure) que l’homme de passion qu’il est trouve paradoxalement sa légitimité dans l’ordre politique.

Le citoyen comme existence pathétique ne saurait se présenter dans un achèvement personnel, c’est-à-dire dans l’affirmation de l’autonomie de soi qui caractérise le citoyen moderne. En effet, l’homme moderne est, dans sa qualité de personne achevée, doté de droits et devoirs fondamentaux qui fondent sa responsabilité politique. Celle-ci unit les citoyens dans une communauté solidaire à qui, dans une authentique démocratie[27], revient la souveraineté. Or cette idée est étrangère à l’univers grec. Si, pour les modernes, la crise de la souveraineté entraîne la crise de la légitimité[28], pour les Grecs, la crise de la légitimité de la cité ne pourrait avoir pour cause que celle du régime politique ( politeia ).

La cause de la crise de légitimité est recherchée dans la crise de la  politeia [29] et, plus particulièrement encore, de sa constitution. Tant Platon[30] qu’Aristote s’inscrit dans cette perspective. L’un et l’autre se rapportent au régime politique correct et perverti. La perte de la légitimité de la monarchie mène à la tyrannie, celle l’aristocratie à l’oligarchie et celle de la démocratie à un régime gouverné par la multitude inorganisée[31].

La modernité s’inscrit dans un autre registre. L’État ne renvoie à aucun héritage culturel non plus qu’à une éventuelle transmission des valeurs traditionnelles, fondatrices de l’ordre sociopolitique. Dans l’État, l’histoire de la personne commence avec la transformation de l’individu en citoyen. Il s’agit d’une séparation volontaire de l’homme d’avec son passé d’animal. L’individu doit tenir en captivité sa liberté anarchique en vue d’établir un ordre socio-juridique qui le transcende légitimement. L’individu devient personne par un acte de sa volonté, celui par lequel il délègue son pouvoir (son droit à la force) au pouvoir étatique. C’est ici que se pose le problème de la souveraineté du peuple[32]. L’individu délègue un droit dont il est propriétaire par nature, pour participer à la fondation d’un État de droit reposé sur la propriété, car la justice commence, chez Hobbes par exemple, là où les autorités officielles déterminent ce qui est le mien et le tien. Comme chez Rousseau d’ailleurs, la souveraineté du peuple[33] renvoie chez l’auteur du Léviathan à un droit de propriété potentiel du citoyen sur les choses qui est régulé par l’État lui-même régulé par le droit formel, contrairement à ce que veut Locke pour qui ce droit de propriété est naturel.

C’est la souveraineté du peuple qui légitime l’existence de l’État[34]. La volonté générale est censée faire la loi et exprime la volonté souveraine[35]. La crise de la légitimité étatique serait ainsi la conséquence inévitable de la crise de la souveraineté populaire. Et la crise de la souveraineté populaire serait la conséquence de la crise de la personne humaine et du citoyen porteur de droits et de devoirs[36]. Car l’État, loin doit représenter un phénomène naturel, est artificiellement créé par et pour l’individu. L’État existe grâce au pouvoir démiurgique de l’homme ; et, même si l’individu est lié par sa volonté libre qui témoigne de son autonomie, il se situe, en tant que participant de la souveraineté populaire au sommet des valeurs étatiques.

Pour la postmodernité, la crise de la légitimité de l’État, est une crise de la souveraineté avant tout débouchant souvent sur une crise humanitaire[37]. Et même dans un monde qui s’étend au-delà de la sphère nationale, la légitimité de l’ordre international risque de subir elle-même une crise lorsque les valeurs humanistes sont mises en péril. Ce qui pourra justifier l’ingérence des puissances se prétendant les garantes de la légitimité du droit[38].

Dans cette perspective, la primauté de la loi se déplace vers la primauté de la personne[39]. Car la loi moderne est déracinée de son terreau cosmique en même temps que de l’Être ; elle renvoie à la volonté et à la raison des meilleurs[40]. Investies de la souveraineté populaire, ces personnes sont censées agir pour le bien des citoyens. Or la loi moderne est essentiellement humaine, donc soumise aux lumières de la raison individuelle. Ces lumières sont considérées comme la propriété de la personne. Pour la science politique moderne, tout s’explique en termes de propriété. Les droits subjectifs viennent de l’homme ; étant sa propriété ( proprietas ), cette qualité fondamentale qui lui assigne le statut de personne[41], ils sont inappropriables. Sous cet angle, toute violation de la légitimité peut être analysée comme une violation de la propriété. Et la crise humanitaire se conçoit souvent comme le résultat des atteintes à la propriété qu’a le citoyen non seulement sur les choses mais également sur lui-même. Et inversement, l’euthanasie se justifie au nom de la propriété qu’a la personne sur son corps.

En d’autres termes, la crise de la légitimité de la cité grecque peut provenir de l’oubli de l’Être, du désordre qui en découle et de la perte des repères ontologiques de l’homme. Dans l’État moderne, la crise vient par principe de la désobéissance à la loi formelle et, par là, du mépris envers la volonté et la raison qui constituent les piliers de la fondation étatique[42]. Cela fait apparaître une autre différence entre la cité ancienne et l’État moderne : la polis transcende ses citoyens. Elle les englobe. En revanche, l’État est immanent à l’individu soumis aux règles créées par lui-même. Or la cité grecque vit par le passé, et l’État moderne vit pour l’avenir.

2. Immédiateté et avenir
Aux yeux des Hellènes, la cité grecque représente une œuvre d’art de la nature. Conforme aux lois de l’Être qui est et qui devient, dans un temps sans division entre passé, présent et avenir[43], la  polis  surgit comme immédiateté active[44] ; elle participe au dynamisme de l’Être sans être soumise à la volonté ni à la raison individuelles et permet aux citoyens de participer par son intermédiaire à ce dynamisme de l’Être. Elle est présence spontanée dans l’Être comme ses citoyens le sont au sein de la cité. Cela ne veut pas dire qu’elle sous-estime le passé et n’anticipe pas sur l’avenir.

Le temps, continuateur de la vie de la cité, dévoile le présent comme histoire d’un passé nanti de culture. L’homme grec incarne les racines de sa cité et de sa famille. Il s’accomplit dans un présent qui est toujours susceptible de perdre sa légitimité en trahissant le passé propédeutique de la  polis .

Ainsi le passé, fraction d’un Temps démiurgique[45] qui est et “ qui voit tout ”[46], se révèle-t-il comme un temps indispensable autant à la consolidation et l’affermissement du présent qu’à la construction de l’avenir. Ce passé ne saurait se définir sur la base d’hypothèses interprétatives contingentes, mais seulement à partir des principes fondateurs ( archai ) de l’ordre du monde et de la cité. L’humanité du citoyen grec est pétrie d’une  paideia [47] remontant aux expériences ontologiques du passé, donc aux traditions ancestrales[48] qui font que l’homme devient un  kalos kagathos politès [49].

Et c’est le passé qui pèse de manière très souvent décisive sur le comportement du citoyen[50]. Dans ce passé, les racines créent une nécessité ontologique qui s’impose comme une loi naturelle impérative[51]. Les péripéties de deux familles illustres en sont un exemple des plus caractéristiques : celle des Atrides et celle des Labdacides. Le crime d’Atrée pèse sur le destin de son fils Agamemnon[52], dont la fille Iphigénie doit elle aussi payer pour la faute de son père[53]. Agamemnon est assassiné par sa femme qui, à son tour, est tuée par son propre fils, Oreste[54], dont l’action punitive est légitimée par les lois divines[55]. Enfin, le procès d’Oreste dévoile une société en crise du fait de la crise de son droit. Ce dernier n’est pas un droit volontariste qui implique, pour la bonne issue des choses, l’intervention du législateur humain, mais, au contraire, un droit qui répond à l’exigence de l’ordre du monde[56], le  chréôn [57], et que la volonté humaine ne saurait abroger[58].

Chez les Labdacides, le problème de fond se pose encore plus explicitement grâce à Antigone. Œdipe porte un héritage chargé de la culpabilité de son père Laïos. Comme la faute ancienne de la famille engendre, presque toujours selon les exigences de l’ anankè , une faute nouvelle, Œdipe doit payer pour l’une et pour l’autre. Quant à sa fille, Antigone, elle doit elle-même répondre, devant Créon, de son comportement illégal. Ses deux frères se sont entretués, l’un mourant en héros et l’autre en traître[59]. Créon, le roi, décrète les honneurs pour l’un et interdit l’enterrement pour l’autre. Or, au nom des lois ancestrales, des  palaioi nomoi , Antigone procède à un enterrement symbolique du traître. Et elle justifie son comportement devant le roi en ces termes : “ Je ne pense pas que tes décrets soient assez forts pour que toi, mortel, tu puisses passer outre aux lois non écrites et immuables des dieux ”[60].

Le passé qui actualise le présent légitime les institutions politiques. Il révèle l’ordre éthique qui surgit, pour les Hellènes, de l’esthétique naturelle, i.e. de la contemplation du spectacle de la nature. Tout dérangement à l’esthétique du cosmos constitue également, un déséquilibre moral, qui appelle Atè[61], déesse vengeresse[62] et fatalité. Elle égare et provoque le malheur[63], puisqu’elle est chargée de rétablir l’harmonie troublée, indépendamment de la bonne ou la mauvaise foi du fauteur de l’ hybris . Le cas de Prométhée[64] illustre bien cette idée. Le héros, quoique bienfaiteur de l’humanité, est puni par les dieux pour sa désinvolture.

En revanche, le temps associé à la légitimité de l’État moderne est celui de l’avenir. Les individus concluent le pacte en vue d’un état civil qui réalise l’homme dans sa totalité d’être naturel[65], à la fois individu moral et sujet juridique[66]. C’est le temps de la force politique, car “ le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens, et c’est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte le nom de souveraineté ”[67]. Il faut donc établir la souveraineté du peuple (au sens rousseauiste) pour anticiper sur une organisation politico-juridique. Le temps de la volonté se substitue au temps de la nature. La philosophie politique moderne est fondée sur une volonté qui devient conscience créatrice d’institutions. Et c’est pourquoi l’avenir se révèle comme le temps fondateur de l’État.

Si, en effet, la légitimité de l’État tire sa vigueur de son ordre de justice, cette dernière ne saurait être antérieure à la Loi[68], expression de la volonté générale, donc de la puissance de la souveraineté. Pour les révolutionnaires, un homme nouveau auquel l’idée de Liberté suffit à son bonheur, est à naître. Saint-Just remarque à ce propos : “ Le temps présent est plein d’illusion ”[69], et le “ législateur commande à l’avenir ”[70]. C’est la structure même de l’État moderne qui revalorise le temps comme temps-à-venir. Le phénomène s’observe encore plus dans le domaine de la philosophie pénale. Hobbes, le père du contrat social moderne, voit dans l’avenir le temps propre de la punition[71], ce qui met en relief les finalités utilitaires du châtiment. La sanction ne saurait être infligée parce que un crime a été commis, sinon il s’agirait d’un acte de vengeance[72]. L’humanitarisme postmoderne développe jusqu’à son terme cette idée pour retenir la resocialisation du détenu comme la fin ultime du châtiment.

strong>3. La mémoire
La modernité s’oppose, notamment en philosophie pénale, à la conception grecque du temps qui sert de purificateur aux fautes ainsi qu’au temps tragique de la mémoire. La mémoire comme réceptacle du passé, mémoire auxiliaire de la justice rétributive qui prépare la catharsis de l’hybris[73] (mémoire conservatrice du souvenir de la faute en vue de son expiation[74]), n’est pas au goût des Modernes. La nature moderne est orpheline des Érinyes qui incarnent ”la mémoire fidèle des crimes ”[75], ceux de sang appelant inévitablement la punition[76]. La mémoire en est venue à signifier “ une faculté servant à l’exercice des forces intellectuelles ”[77]. Nous passons donc à la subjectivation de la mémoire. Schopenhauer remarque ainsi : “ La mémoire étant une fonction de l’intellect […], par sa nature, ne livre et ne renferme que de simples représentations ”[78].

Concrètement, la  mnèmè  désigne, certes, une faculté humaine mais en tant que réalité psychologique de l’individu, et face à la nature des choses, elle imprime des souvenirs chez l’homme considéré comme un être hétéronome[79]. C’est pourquoi elle désigne par ailleurs le signe ou l’objet qui sert à rappeler un souvenir, et par là une prescription ou bien un précepte[80]. Dans sa dimension anthropomorphique (Mnèmosynè), elle incarne la mère des Muses. Elle personnifie le souvenir, ce qui se maintient dans l’ordre des choses et appelle l’homme à le conserver. Dans ce dernier cas, la  mnèmè  est extérieure à l’être de l’homme ; elle ne s’adresse pas à sa conscience servant de tribunal pour lui rappeler des impératifs moraux, comme chez Kant[81]. En revanche, elle fait partie de la  taxis  de l’univers, c’est-à-dire de son bon ordonnancement. Originellement, elle a une fonction esthétique. Elle n’acquerra un caractère éthique que plus tard.

La modernité et la postmodernité ravalent l’esthétique[82] au rang de l’éthique[83]. Il importe d’ajouter que les valeurs chrétiennes ont grandement contribué à cette transformation. Résultat : la découverte et le développement de l’intériorité de l’homme comme être démiurgique. Ce qui a donné lieu à l’exploitation de l’autonome et au culte de la subjectivité.

4. Objectivité et subjectivité
“ L’invention si téméraire et si néfaste des philosophes, l’invention de la volonté libre, et de la spontanéité absolue de l’homme dans le bien et dans le mal […] apparut pour la première fois en Europe ”[84]. Cela annonce une rupture avec la  Weltanschauung  de l’Antiquité : le citoyen n’est plus pensé dans sa relation avec l’Être, mais il l’est à partir de son intériorité qui le dévoile comme personne. Cette intériorité renvoie à une volonté libre et une raison raisonnante qui affirment la majesté du sujet.

En effet, le  politès  entretient des relations horizontales avec l’Être. Il est censé obéir à un  noûs  (génie) qui est  nomos  (loi), Génie qui lui est extérieur comme l’esprit de la nature reflétant l’harmonie universelle. Le  noûs  renvoie au  logos , entendu comme instance mesurant les rapports de proportionnalité qui assurent et maintiennent l’harmonie naturelle en tant qu’elle s’étend à la cité aussi.

En revanche, pour les Modernes, volonté libre et raison raisonnante assurent l’autonomie de la personne qui tire de son entendement la légitimité de ses décisions. Le citoyen cherche les normes en lui-même, confiant qu’il est dans le pouvoir de sa raison : la nature, qui désigne une productivité matérielle (surtout chez les phénoménologues)[85], est pensée comme étant dépourvue de la spiritualité[86] – en tant que pouvoir d’ordonnancement de l’Être – que lui prêtent les Grecs. Sa relation avec le monde est verticale, car il participe de la souveraineté de l’État au même titre que ses  alter egos qu’il trouve à côté de lui. Dans le cadre du postmodernisme, le pouvoir de l’Être est plus particulièrement encore remplacé par la primauté de l’altérité, c’est-à-dire de chaque être humain qui est une personne comme moi.

Ainsi l’idée de réalité change-t-elle de caractère. Elle n’est pas l’objet de la contemplation ancienne ( théoria ), mais celui des sensations. Autrement dit, le réel est l’objet des sensations que la perception capte et enregistre sous forme de phénomènes. Ceux-ci ne sauraient être des choses-en-soi. Seules les représentations du monde nous sont accessibles[87]. C’est la volonté qui les travaille et la conscience qui leur accorde un statut moral. Comme l’a fort bien remarqué Nietzsche, “ Éliminer la volonté, écarter tous les sentiments sans exception… ne serait-ce pas là châtrer l’intellect… ? ”[88].

Pour Nietzsche, cette volonté, entre les mains de l’homme libre, accorde à ce dernier la supériorité du maître, une supériorité qu’il possède “ ainsi sur tout ce qui ne peut pas promettre ni se porter garant de soi ”[89]. Dans cette possession, il trouve l’étalon de ses valeurs[90]. C’est donc la volonté libre dans son autodétermination qui crée des rapports de pouvoir et de puissance. Schopenhauer va jusqu’à faire de la volonté une chose en soi, première et indépendante[91], qui ne se représente que dans l’intellect humain[92].

Dans cette direction, l’État moderne prend naissance indépendamment du  logos  naturel. Il est le fruit de la volonté qui manifeste son pouvoir. Il témoigne des droits subjectifs d’un individu démiurgique. Ainsi l’État perd-il de son objectivité comme  phénoménon  dans la demeure de l’Être pour devenir, dans son essence, une institution existant en vue de la protection de ses membres[93].

L’État prend dès lors forme dans la conscience individuelle. L’idéalisme subjectiviste de Berkeley[94] y trouve son compte. Mais nous y voyons surtout la présence du rationalisme kantien et, à sa suite, de l’idéalisme allemand. Ici la conscience joue un rôle de premier plan avec ses représentations qui naissent comme des phénomènes entre l’homme et les choses de la nature. Citons Fichte, un des promoteurs de l’idéalisme allemand : “ La chose ne t’apparaît pas par l’intermédiaire d’un représentant ; la chose qui existe et qui peut être, tu en as conscience immédiatement ; et il n’y a aucune autre chose hormis celle dont tu es conscient ”[95]. Cette idée se situe aux antipodes de la vision grecque selon laquelle le rôle majeur revient au  noeîn [96] renvoyant à l’objectivité de l’Être qui fait apparaître sa réalité par ses manifestations (les  phénomena ).

En toute majesté, l’Ego crée dès lors l’échelle des valeurs qui sont établies dans le monde. Ces valeurs assignent des significations éthico-juridiques aux choses et aux faits. Il y a un glissement, avec la postmodernité, de la souveraineté du peuple à la souveraineté de l’individu conçu comme personne, à savoir comme point de référence absolu, dont la dignité se situe au-delà de tout jugement de valeur : le droit peut juger l’homme mais non pas sa dignité.

La valeur ne vient plus de l’esthétique des choses qui forment tant l’ordre de la “ physis ” (le Tout comme une nature vivante) que celui de la cité ; elle n’est pas non plus une résultante des relations symétriques que développent les hommes à travers leurs échanges socio-juridiques (synallagmata). Elle ressort du pouvoir démiurgique qui siège dans l’intériorité de l’individu et que la force de la raison lui fait découvrir.

Dans le monde ancien, l’univers, même sans hommes, est un univers avec des valeurs morales appuyées sur l’“ esthétique ” au sens où nous l’avons défini. Héraclite[97] et Anaximandre[98] en témoignent sans aucune équivoque. En revanche, les Modernes font de l’individualité le pivot des valeurs tant ontologiques qu’existentielles. Georg Simmel observe remarquablement à ce propos : “ Un lever de soleil, sans regard humain pour le contempler, ne rend pas le monde plus précieux ni plus sublime… mais dès qu’un peintre a investi, dans un tableau de ce lever de soleil, son état d’âme… alors nous considérons cette œuvre comme un enrichissement absolu de l’existence ”[99]. De cette manière, aux yeux de l’homme grec : ce spectacle représente, avant d’être cet enrichissement, une manifestation de l’Être et une cause d’émerveillement ( thaumazein )[100]. Il y a là une valeur ontologique faisant partie de l’harmonie des choses extérieures à l’homme et que l’homme intériorise par sa contemplation ( théôria )[101].

Certes, le “ lever du soleil naturel et le tableau existent bien là tous deux en tant que réalités ”. Mais pour l’homme moderne “ le premier ne prouve sa valeur que s’il continue de vivre dans le psychisme des sujets ”[102].

5. Épilégomènes
La mise en valeur de l’intériorité humaine, éclairée par la force de la raison individuelle, transfère l’absoluité de Dieu ou de la nature à sa Majesté la Personne. L’humanité individuelle ne doit jamais servir dès lors de moyen mais de fin. Car l’humanité “ en notre personne est l’objet de la plus haute estime et demeure en nous inviolable ”[103]. Cette majesté érige l’intériorité humaine en espace de législation dirigée par la raison selon les diktats de la volonté libre. L’impératif kantien en constitue l’exemple le plus caractéristique. Il s’agit d’une règle dont la représentation implique la présence et l’action d’un sujet[104]. Ainsi le droit ne revient-il pas, comme le considéraient les Anciens, à l’homme en tant que chose juste, grâce au partage dialectique du juge, mais comme une exigence de la raison, dans son autonomie, créatrice de maximes valant comme autant de lois universelles[105] !

Cette dignité en sa qualité de majesté et d’absolu fonde l’humanisme postmoderne. Si les Lumières promeuvent la souveraineté au nom du peuple, la postmodernité le fait au nom de la dignité personnelle. Dès lors, ni le droit national ni le droit international ne saurait, sous peine de perdre leur légitimité, méconnaître les exigences de l’intégrité personnelle.

L’Holocauste sonne la fin d’une Histoire qui tire la légitimité du comportement humain conforme aux normes formelles. Il laisse apparaître des droits de l’homme qui se fondent sur l’idée de dignité. Celle-ci désigne un postulat ontologique tant de l’humanité individuelle que de l’humanité collective dans l’universalité.

Les crimes contre l’humanité inaugurent un nouvel humanisme qui définit le juste comme dépassement de la volonté individuelle ; et, partant, la morale qui l’emporte sur le juridique plonge ses racines dans l’intériorité de la nature humaine. Pour la première fois, un néologisme – le génocide – figure parmi les crimes contre l’humanité qualifiés juridiquement, tout en résumant le plus grand mal que l’homme peut causer à l’homme au nom de l’hégémonie de la raison individuelle. En d’autres termes, le mal ne saurait être défini par un ordre juridique qui tire apparemment sa légitimité de la souveraineté du peuple – quoique porté au pouvoir par une minorité des électeurs, Hitler est élu démocratiquement par le peuple allemand –, mais il est la conséquence de la violation du juste inhérent à l’humanité de l’homme, juste qui participe de sa dignité.

Platon concevait l’ordre du monde comme un ordre moral qui facilite le triomphe du bien. Aristote, de son côté, fait de la nature le foyer de la chose juste (“ justum ”) qui dépasse la normativité du droit. En revanche, la postmodernité cherche à légitimer le droit à partir de l’absoluité de la dignité personnelle. Or cet humanisme marque la perte de l’hégémonie de la règle formelle dans la hiérarchie des normes politico-juridiques.

L’État de droit postmoderne exprime certes la souveraineté du peuple mais en tant qu’elle garantit la dignité de la personne. Une remise en cause de cette dignité suffirait à entraîner une crise de légitimité de l’ordre juridique tant l’humanité (le fait d’être humain) se confond aujourd’hui avec la “ dignité ” par laquelle “ la personne ” se définit.


[1] Ce pacte ne s’analyse pas comme “ un don gratuit” mais comme une “ donation mutuelle” ce qui implique l’obtention réciproque de quelque bienfait. Cela suppose une confiance de chaque partie dans leurs échange. La volonté joue un grand rôle, car la promesse faite à celui que l’on fait confiance est appelée une convention. Cf. Hobbes, T., Éléments de la loi naturelle et politique, Classique de Poche, Paris, 2002, p. 187.

[2] Cf. Marc-Aurèle, qui résume bien la morale grecque dans ses Pensées, lV, 29 : “ C’est un abcès du monde, celui qui renonce et se soustrait à la raison de commune nature ”. Cf. V, 27, “ […] du Génie que Zeus a donné à chacun comme maître et comme guide, parcelle détachée de lui-même. Et ce Génie, c’est l’esprit et la raison de chacun (noûs kai logos). Notons que Zeus est celui qui incarne le monde (le cosmos) ”, IV, 40. On peut encore se reporter aux paroles caractéristiques que Jason adresse à Médée originaire d’une terre barbare : “ D’abord la terre grecque, au lieu d’un pays barbare, est devenue ton séjour ; tu as appris la justice, et tu sais vivre selon la loi, non au gré de la force ”, Euripide, Médée, v. 536-538.

[3] Cf. également les propos de Jason à Médée originaire d’un pays barbare : “ Tu as appris la justice, et tu sais vivre selon la loi, non au gré de la force ”, Euripide, Médée, v. 537-538.

[4] Liberté et démocratie vont de pair dans la morale hellénique et surtout dans l’Athènes de Périclès. La liberté politique (de la polis) qui est démocratique, assure la participation de tous les citoyens au pouvoir. Cf. Romilly, J. de, La Grèce antique à la découverte de la liberté, Paris, Éd. de Falois, 1989, p. 72. Aujourd’hui, les libertés individuelles et les droits fondamentaux renvoient plutôt à la protection de l’individu contre tout éventuel abus des pouvoirs étatiques.

[5] Cf. Homère, Iliade, 1, 238 ; Odyssée 9, 112, 215.

[6] Démosthène, Première Olynthienne, 263 ; 272

[7] Aristote, Politique, 3, 6,1 ; 3, 7, 2.

[8] Les catastrophes qui arrivent au genre humain, ouvrage de la volonté démesurée des hommes (les manifestations des violences sans précédent, des épurations ethniques, des génocides…).

[9] À ce sujet, Marc-Aurèle, admirateur du monde hellénique dira “ Ma cité et ma patrie, en tant qu’Antonin, c’est Rome ; en tant qu’homme, c’est le monde ”, Pensées, VI, § 44.

[10] La sympatheia, outre qu’elle signifie la participation à la souffrance d’autrui, désigne aussi le rapports des choses entre elles : cf. Plutarque, Morales, 906 e.

[11] Cf. Marc-Aurèle, Pensées, XII, 26 : “ […] quelle étroite parenté unit l’homme à tous le genre humain, parenté qui n’est pas celle du sang ou d’un germe, mais participation à la raison ”.

[12] Cf. le Préambule du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 2ème alinéa qui stipule que les droits de l’homme “ découlent de la dignité inhérente à la personne humaine ”. Pour plus de détails cf., Levinet, M., Théorie générale des droits et libertés, Bruylant, 2006, p. 79-91.

[13] Il s’agit des lois informelles enracinées dans l’histoire de la cité, des coutumes et des usages qui contiennent la sagesse du temps, donc la vérité de ce qui est ; les verbes nomizein et nemein signifient également reconnaître comme vrai. Ces nomoi se situent aux antipodes des lois formelles modernes dont la validité et la validité seule importe pour leur application. Cf. Démosthène, Contre Timocrate, 133 s. Juger selon l’opinion la plus équitable signifie conférer un jugement selon les principes éthiques dont la cité a hérité, notamment sous la forme des maximes des Sages-nomothètes, ces principes éthiques étant à la base de la culture juridique des Hellènes.

[14] Cf. Platon, Les Lois, IV, 714 a ; 836 e, 957 c.

[15] Cf. Les Euménides, v. 728 ; 808.

[16] Dans Oreste, v. 512 d’Euripide, Tyndare le père de Clytemnestre remarque ainsi : “ Sage était […] la loi de nos ancêtres ”. Il s’agit d’une des lois anciennes communes aux Grecs, Ibid., v. 495.

[17] Ainsi Tyndare ajoutera-t-il aux propos imputés au roi Ménélas “ C’est être Grec que d’honorer toujours sa race ” la remarque suivante : “ Et de ne pas vouloir être au-dessus des lois ”, Euripide, Oreste, 485-486.

[18] Cf. Marc-Aurèle, Pensées, IX, 33, “ Bref, souviens-toi que, pour un citoyen-né, rien ne lui nuit de ce qui ne nuit pas à la cité et que rien ne nuit à la cité qui ne nuit pas à la loi ”.

[19] Marc-Aurèle, Pensées, VI, 45 : “ Tout ce qui arrive à chacun est utile à l’ensemble ” ; VII, 5 : “ Quoi que je fasse, ou seul ou avec un auxiliaire, je dois toujours tendre à ce but unique : ce qui est utile à la communauté et accordé à elle ”.

[20] Donc par son axia, c’est-à-dire par la valeur qui le conduit à se distinguer dans l’ordre sociopolitique de la cité, et non pas par la dignité inhérente à sa personne.

[21] Au sens de la spontanéité. Cf. Marc-Aurèle, Pensées, VI, 32, “ Et encore, dans ces limites, seul l’instant présent l’intéresse-t-il (le corps), car son activité future ou passée lui est aussi, en ce moment, indifférente ”.

[22] Cf. Marc-Aurèle, XII, 36.

[23] Cf. Eschyle, Agamemnon, v.378 : “ La mesure est le bien suprême ”. Cf. Les Euménides, v. 528-529 : “ Partout triomphe la mesure : c’est le privilège que lui ont octroyé les dieux, le seul qui restreigne leur pouvoir capricieux ”.

[24] Cf. Euripide, Electre, v. 295-296 : “ Le sage n’est pas sans souffrir de comprendre avec trop de sagesse ”.

[25] Cf. Eschyle, Les Choéphores, v. 55-65.

[26] Nous faisons allusion à la célèbre maxime d’Eschyle, Agamemnon, v. 177 : “ Souffrir pour comprendre ” que complète une autre dans la même tragédie : “ Ce n’est qu’à celui qui a souffert que la Justice accorde de comprendre ”, v. 249-250. Cf. Euripide, Les Héraclides, v. 625 : “ Mais la vertu chemine à travers les douleurs ”.

[27] Cf. Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine de l’inégalité, GF/Flammarion, Paris, 1984, p. 140.

[28] T. Hobbes observe dans Le Citoyen, Flammarion, Paris, 1982, p. 218-219 : “ […] Aristote, et plusieurs autres […] estiment qu’à cause de l’infirmité humaine, il faut laisser aux lois seules toute la souveraine puissance de l’État […] Au contraire, il appert que l’État n’est point obligé par ses lois, de ce que personne ne s’oblige à soi-même. Ainsi les lois sont faites pour Titus et pour Caius et non pas pour le corps de l’État ” p. 218-219.

[29] Selon Isocrate, Panathénaïque, 139, cf., 114 et 116, la “ politeia ” a la valeur d’une constitution, elle représente l’âme de la cité. Cf. Démosthène, Contre Androtion, 30. Pour l’idée de Politeia, cf. Borde J., “ Politeia ” dans la pensée grecque jusqu’à Aristote, Les Belles Lettres, Paris, 1983.

[30] Cf. Platon, La République, 544 a s. 1140 s. Aristote, La Politique, 1140 a s.

[31] Ibid., 6, 4, 6, s.

[32] Cf. Rousseau, J.-J., Du contrat social, Pluriel, Paris, 1982, p. 205.

[33] Nous faisons allusion au contrat social de Rousseau. Car, pour Hobbes, la souveraineté appartient à celui qui détient les épées de guerre et de justice : cf. De cive, ch.VI, §VIII.

[34] Nous faisons notamment allusion à Rousseau. Notons que dans la Déclaration de 1789, le peuple explique la formation de l’État mais que c’est la préservation des droits naturels qui légitime l’État

[35] Cf. Levinet, M., Théorie générale des droits et libertés, Bruylant, Bruxelles, 2006, p. 352.

[36] En effet, comme l’observe très pertinemment Gauchet M., dans La Révolution des pouvoirs. La souveraineté, le peuple et la représentation (1789-1799), Gallimard, Paris, 1995, p. 46 : “ En défendant les individus […] le juge défend en réalité le principe même des droits individuels inaliénables, principe hors duquel il n’est pas de souveraineté ”.

[37] Exemple : l’absence de souveraineté des peuples afghan ou irakien est à l’origine des crises humanitaires que l’on y observe.

[38] Souvent, l’humanitaire confondu avec une idéologie politique du pouvoir donne lieu à l’intervention des forces armées dans un pays de crise, en vue de sauvegarder les valeurs démocratiques (l’humanisme démocratique) pour une exploitation légitime et pacifique. Cf. Ruffin, J.-C., “ La maladie infantile du droit d’ingérence ”, Le Débat, 67, 1992, p. 29.

[39] Cf. les propos de P. Roubier, un des juristes qui inaugurent la pensée juridique postmoderne : Théorie générale du droit, Dalloz, Paris, 2005 reprise de l’édition de 1951, p. 277 : “ là où l’on parlait du culte de la liberté individuelle, on parle aujourd’hui du respect dû à la personne humaine ”.

[40] Au sens de l’individu qui détient le pouvoir de façonner le monde. Celui-ci se situe aux antipodes de l’aristos, le meilleur au sens grec du mot : l’homme vertueux.

[41] On trouve déjà chez Locke la conception selon laquelle la liberté et d’autres droits fondamentaux sont inhérents à l’homme et sont donc sa propriété. Le philosophe anglais remarque notamment : “ Mais on jouit d’une véritable liberté, quand on peut disposer librement, et comme on veut, de sa personne, de ses actions, de ses possessions, de tout son bien propre ”, Traité du gouvernement civil, GF/Flammarion, Paris, 1984, p. 219.

[42] Pour plus de détails et pour une topologie des actes de résistance, cf. Duguit L., Traité de droit constitutionnel, Paris, t. 3, 1928, p. 801 s.

[43] Cf. Platon, Le Timée, 37 e : Ici, le chronos est définit comme “ une représentation mobile de l’Éternité ”. Le chronos s’oppose au kairos qui est l’instant propice impliquant une limite et à l’aiôn qui marque l’éternité.

[44] Au sens de la simultanéité interactive.

[45] Cf. Marc-Aurèle, Pensées, IV, 43 : “ Le temps est comme un fleuve que formeraient les événements, un courant violent. À peine chaque chose est-elle en vue qu’elle est emportée ; une autre défile à sa place, qui va être emportée ”.

[46] Cf. Sophocle, Œdipe Roi, v.1213.

[47] Éducation qui forme le corps et l’esprit dans leur totalité indissociable.

[48] Il s’agit de la paideias progonôn (l’éducation transmise par les ancêtres), cf. Isocrate, Panathénaïque, 26.

[49] Le temps, comme principe ontologique, a la mission éthique de révéler le véritable ami et l’homme juste. Cf. Œdipe Roi., v. 612-614.

[50] Le chœur, dans la tragédie d’Euripide Médée, dira de manière caractéristique au sujet de la race humaine : “ En son long cours, le temps du lot des hommes comme du nôtre ”, v. 429-430.

[51] D’où la justice rétributive implacable dont les effets n’épargnent aucun agent de démesure. Cf. Eschyle, Agamemnon : “ Mais toujours, en revanche, la démesure ancienne […] fait naître une démesure neuve, tôt ou tard, quand est venu le jour marqué pour une naissance nouvelle. Et, avec elle, une divinité indomptable, invincible, impie, cruelle aux maisons, qui a tous les traits de sa mère. Le justice cependant brille sous les toits enfumés et honore les vies pures ” v.765-771. Cf. aussi Ibid., v. 1191-1192. De cette manière, “ une loi doit régner, tant que Zeus régnera : “Au coupable le châtiment” c’est dans l’ordre divin ”, ibid., v. 1563-1564.

[52] Cf. Euripide, Électre, 719-725.

[53] Cf. Euripide, Iphigénie en Tauride, le monologue d’Iphigénie v. 1-66.

[54] Ibid., 1007.

[55] Cf. Iphigénie en Tauride, v. 940-978. Cf. Euripide, Oreste, v. 546-547 : “ Si je suis un impie [déclare Oreste] d’avoir tué ma mère, je porte un autre nom, celui d’homme pieux, car j’ai vengé mon père ”.

[56] Cf. Eschyle, Les Choéphores, 306-308.

[57] Athéna dans Iphigénie en Tauride clôt le drame en ces termes qui révèlent la toute-puissance du Destin “ Bien ! La Fatalité [chréôn] te domine [elle s’adresse à Thoas, un héros de la tragédie] et domine les dieux ”, v. 1486.

[58] Cf. Euripide, Oreste v. 1330 : “ La nécessité [anankè] nous tient sous son joug ”.

[59] Cf. la Tragédie d’Eschyle, Les Sept contre Thèbes.

[60] Antigone, v. 450 s.

[61] Cf. Eschyle, Agamemnon, 735-736 ; 770 ; 819.

[62] Cf. Ibid., v. 1433, Sophocle, Électre, v.111.

[63] Homère, Iliade, 19, 91, Hésiode, Théogonie, 230. Cf. Euripide, Médée, v.129-130.

[64] Cf. les paroles d’Héphaïstos à Prométhée : “ Voilà ce que tu as gagné à jouer le bienfaiteur des hommes. Dieu que n’effraie pas le courroux des dieux, tu as, en livrant leurs honneurs aux hommes (Héphaïstos fait allusion au feu que Prométhée a volé aux dieux pour le donner aux hommes), transgressé le droit ”, Prométhée enchaîné, v. 28-30.

[65] On ne saurait pour autant assimiler ce naturalisme des Modernes au naturalisme des Anciens. Pour le premier, l’homme a pour nature d’être libre et de pouvoir ainsi créer ses propres valeurs. Pour le second, l’homme a pour nature le devoir vivre conformément aux lois du cosmos et en harmonie avec lui.

[66] Rousseau, J.-J., Du contrat social, op. cit., livre I, ch.VIII, p. 187 : “ Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en subsistant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant ”.

[67] Ibid. p. 205.

[68] Car ce “ passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduit la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant ”, Du contrat social, op. cit., ch. VIII. Cf. également le ch. VI, p. 213-214 : “ Ce qui est bien et conforme à l’ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions humaines. Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source ”.

[69] Saint-Just, Théorie politique, Seuil, Paris, 1976, p. 186.

[70] Ibid., 187.

[71] Ce qui révèle la fin utilitaire du châtiment. La punition est infligée pour amender le coupable. Cf. Leviathan, éd. C. B. MacPherson, Penguin Books, London, 1980, ch. 30, p. 389.

[72] Il s’oppose radicalement par là à la morale de la punition kantienne.

[73] Cette idée est bien présente dans les paroles d’Oreste : “ Le sang qui l’a tâché [le voile qui a couvert le corps de son père assassiné] travaille avec le temps à détruire ses couleurs multiples. Maintenant je puis ouvertement m’applaudir, ouvertement me lamenter. Ah ! Au moment ou je proclame ce voile assassin de mon père, je gémis à la fois et sur ce forfait et sur le châtiment, et sur ma race entière ”, Eschyle, Les Choéphores, v. 1012-1016.

[74] Il s’agit de la mémoire comme fille du temps et non pas comme faculté individuelle. Ainsi dans Les Euménides, v. 286, Eschyle fait dire à Oreste : “ Il n’est rien que le temps en vieillissant n’efface ”. Le poète entend par là l’inévitable d’une punition qui purifie la souillure.

[75] Eschyle, Les Euménides, v. 383.

[76] Cf. Eschyle, Les Choéphores, v. 404. Cf. Euripide, Electre, v. 40-43.

[77] Schopenhauer, Éthique et politique, Classiques de Poche, Paris, 1996, p. 141.

[78] Ibid., p. 140-41

[79] Cf. Ferreira da Cunha, P., Filosofia do dereito, Almedina, Coimbra, 2006, p. 501-502.

[80] Platon, Les Lois, 741 c. Aristote, La Rhétorique, 1, 5.

[81] Kant, E., Leçons d’éthique, Classiques de Poche, Paris, 1997, p. 163

[82] Pour plus de détails, voir cf. livre L’Esthétique de la violence, PUF, coll. Médecine et Société, Paris, 1997.

[83] En effet, ce qui était pour les Grecs le kalon, le beau, indiquant aussi la beauté morale dégagée d’un ordre cosmique, devient, pour la postmodernité, purement moral.

[84] Nietzsche, La Généalogie de la Morale, Folio/Essais, Paris, 1992, p. 75.

[85] Cf. Schelling, Introduction à l’esquisse d’un système de philosophie de la nature, Classiques de Poche, Paris, 2001, p. 8 ; 100.

[86] Chez les modernes se référant encore à Dieu (Locke jusqu’à un certain point), la nature n’est pas dépourvue de toute spiritualité, du fait qu’elle est l’œuvre de Dieu, car elle répond à un plan. Toutefois, cette spiritualité divine ne saurait s’assimiler à celle qui anime la nature grecque.

[87] Kant, E., Critique de la Raison Pure, Garnier Flammarion, Paris, 1976, p. 226.

[88] Nietzsche, La Généalogie de la morale, Folio/essais, Paris, 1992, p. 141.

[89] Ibid., p. 62.

[90] Ibid.

[91] Schopenhauer, Esthétique et métaphysique, Les Classiques de Poche, Paris, 1999, p. 102.

[92] Ibid., p. 72, note 4.

[93] Schopenhauer, Éthique et politique, Classiques de Poche, Paris, 1996, p, 79. La création de l’État Schopenhauer rejoint ici le courant contractualiste.

[94] En effet, pour Berkeley, seules existent les idées (celle du sujet et non pas les Idées-archétypes platoniciennes) et l’esprit. Or les idées abstraites qui correspondent à des choses en soi n’existent pas. Cf. notamment Principes de la connaissance humaine, GF/Flammarion, Paris, 1991.

[95] Fichte, La Destination de l’homme, GF-Flammarion, Paris, 1995, p. 125.

[96] Se mettre dans l’esprit ; saisir par l’intelligence ce qui vient à la vision comme un étant portant le principe (archai) de son origine.

[97] Kirk, G. S. & Raven, J. E., The Presocratic Philosophers, Cambridge University Press, Cambridge, 1979, frg., 210, 211, 214.

[98] Ibid., frg.103.

[99] Simmel, G., La Tragédie de la culture, Rivage poche/Petite Bibliothèque, Paris, 1993, p. 190.

[100] Platon, Théétète, 155 d ; Aristote, La Métaphysique, A, 2, 982, b 12.

[101] Il s’agit du dévoilement de l’Être devant les yeux du philosophe, dévoilement qui devient source du savoir naturel. En effet, ce dévoilement, loin de renvoyer au cogito de l’homme, atteste la présence du surgissement des choses de la nature comme phénomènes.

[102] Simmel, G., op cit., p. 190.

[103] Kant, E., Leçons d’éthique, Paris, Classiques de Poche, 1997, p. 279.

[104] Kant, E., Métaphysique de mœurs, Première partie. Doctrine du droit, Vrin, Paris, 1986, p. 96.

[105] Ibid., p. 99.